LE
TUMULTE DE L'HISTOIRE – IX-
Chaque histoire
transporte avec elle son lot de parjure, de malentendu, d'ingratitude. Chaque
guerre traîne avec elle son pesant de malheur, de désolation, de désastre, de
ruine. Un demi-siècle, c'est peu dans la vie d'un homme … très peu d'années.
C'est même éphémère, confronté à une vie de bonheur. C'est même beaucoup,
beaucoup trop, face à la souffrance d'un homme. On aura évoqué toutes les
facettes possibles de la colonisation. On continue toujours de fouiner dans son
passé, de fouiller dans sa mémoire toujours dans l'espoir de découvrir quelque
chose d'enfouie, de cachée, de surprenant … Quelque chose qui nous permet de
nous libérer de cette dure étreinte et de bouleverser ainsi la face cachée de
cette histoire tumultueuse.
Le constat est amer.
Une moisson de blé, une corbeille de fruits, une gerbe de fleurs … Et c'est le
cercueil d’Amédée Froger qui emprunte le boulevard du Front de mer
et qui tente de se frayer un passage devant une foule en délire.
Un demi-siècle est
passé depuis 1962, peut-être dans la tourmente, la passion, la haine. On aura
perdu toutefois l'essentiel …
LA
MÉMOIRE INDESCRIPTIBLE – X-
Il y avait ce jour là
quelque chose d'indescriptible vue 50 ans après. Quelque chose de surnaturelle
qui relève de l'irréel et qui a échappé à la raison, en ce mois de juillet
1962. En fait, ce jour là, est synonyme de suicide collectif. On y parlera
d’une apocalypse morale. 20 ans ou 30 ans après, et le cours de l'histoire aura
changé. Rien n'est aussi beau que celui qui aura fait l'histoire. La colonisation,
une affaire confessionnelle avez-vous dit ?
La fin du siècle passé
aura marqué sans doute la fin des passions et des déchirements. Le commencement
de ce vingt-et-unième siècle est le repos du seigneur. C'est le retour aux
vieilles sources purificateurs de l'âme. C'est aussi la fin d'un malaise qui ne
trouvera son épilogue que dans l'écriture, le verbiage, la mort, l'amour, le
bonheur.
L'an 2000 aura été tout
de même celui des retrouvailles.
3.
LES RAISINS DE LA COLÈRE
Chacun de nous sait
qu'une grappe de raisin revêt en arabe dialectal le qualificatif de « aângoud
aânab ». Quant aux grappillons, c'est-à-dire, tout ce qui reste dans
la vigne après la récolte d'une bonne vendange, ils porteront toujours en
arabe, l'appellation obscure de cherch(ou)bas.
Oui, mais comment et
pourquoi on est arrivés à ce terme ? Un véritable charabia*
disait-on en espagnol.
La grappe de raisin,
qui est loin d'être encore un grappillon*, et délibérément
abandonnée ici pendant les vendanges, dans l'espoir d'être recueillie par
l'arabe, dans la douce clarté de clair de lune. Le gérant ou le propriétaire de
cette exploitation vinicole, qui en connaît la chanson, sans doute informé par
le garde-champêtre, revint sur les lieux de la récolte et enjoint cette fois à
l'arabe de bien chercher les jolies grappes de raisin qui demeurent toujours
dissimulées derrière les ceps feuillus. Ce dernier, qui feint de ne pas voir
les tendres grappes de raisin cachées parmi les pampres de la vigne lui
dit :
-
« Mais, il
n'y a rien ici, monsieur ».
-
« Cherche
(en) bas » lança, fou de rage, le gérant à l'adresse de ce dernier.
-
« Ah !
Ça y est cette fois je la vois la cherche(ou)bas », s'écria l'arabe
tout en feignant la stupeur.
-
« Eh
bien ! Tant mieux, il a fallu du temps »,
conclua le propriétaire hors de lui, mais ravi d'avoir touché au but.
« Un véritable charabia »,
dira ce dernier fou furieux, à sa femme, une fois rentré chez lui.
« Radin », disaient à leur tour les
arabes à propos du gérant de ce domaine vinicole qui ne laissera rien passer,
ni même tomber, fût-il le maigre repas de nos petits oisillons.
C'est ainsi que
l'expression cherche(en)bas, un adjectif aux caractères impératifs, qui
s'affirme comme absolu, tant décrié par les arabes, sera débarrassé à la suite
d'une mauvaise prononciation de la préposition (en) qui marque le lieu,
l'état et la manière. Elle endossera à son insu la lettre (ou) qui ne
remplit ni le rôle d'une alternative ou d'une équivalence, encore moins celui d'une bonne syntaxe grammaticale, et
qui ira se métamorphoser la nuit tombée, en une jolie grappe de raisin pour le
plaisir d'enrichir le gueuleton de ces gens-là.
De cherche(en)bas,
à cherche(ou)bas à cherche bien, à ce charabia, il n'y a
qu'à lever ce petit pan de vigne pour découvrir toute la face cachée d'un champ
de vignoble et toute la splendeur d'une belle grappe de raisin camouflée
derrière la tige ligneuse de la vigne.
Les terres de Titteri,
de Médéa, de Tlemcen, de Mascara, de Aïn-Bessem,
des monts de Zaccar non loin de Miliana, de Aïn-el-Malh,
ex Rio-de-Salado plus près de Aïn-Témouchent … furent longtemps
réputées pour leur production abondante de raisins rouges et leurs vins
ordinaires de haute qualité et de très bonne renommée. Une terre vinicole
caractérisée par la température d'un climat chaud qui dispose en outre d'un sol
méditerranéen de couleur rouge favorable à la culture de la vigne et mieux
adapté à la main de l'homme. Citons le cabernet savignon, le sarah et le pinot
noir pour les vins rouges.
·
Le raisin de
Corinthe ou raisins secs. Un nom emprunté à cette
vieille Cité grecque, l'une des plus riches de l'ancienne Grèce. Cette
fois, on en vient aux grappillons. Le raisin de Corinthe est plus connu
sous l'appellation familièrement arabe de Z'bib. Ce dernier à très bon
goût et est fort apprécié, éparpillé dans les plats de couscous et inondé de
lait-caillé ou de petit-lait. Une variété de fruits qui provient des îles Ioniennes
et dont la production riche et florissante inonde les Etats méridionaux de la
péninsule balkanique et une légère partie de l'Asie Occidentale. On citera la Grèce,
la Turquie et la Syrie, plus précisément à Palmyre, une
ville qui est à l'heure actuelle le théâtre de violents combats entre l'armée
régulière de Béchar-el-Assad et les opposants au régime.
·
Pruneau d'Agen,
du nom de cette ville de Bordeaux située au sud-ouest de Paris. Un
plat composé essentiellement de prunes, de chasselas, de viandes et de sucre et
qui, mijoté à la faveur d'un feu doux, nous donne une saveur fortement sucrée
une fois mis le couvert.
CHARABIA : Mélange de propos confus et désordonnés que
les espagnols attribuent à la langue arabe.
GRAPPILLON : Ce n'est qu'à la
fin des vendanges et au-delà d'un mois, que la grappe de raisin prendra la
forme d'un grappillon qui sera cédé cette fois aux grappilleurs et aux
oisillons.
Une vieille photo
remise par un enfant de Surcouf qui date, croit-on savoir, de l'année 60
ou
61, et qui fut retrouvée quelque part dans l'ex villa de bord de mer des Gardel.
Elle représente François,
l'un des fils de Jacques Gardel, ex et dernier maire de Aïn-Taya, qui
devait y avoir seize ou dix-sept ans, en cette année. Le voici, posant en grand
conquérant, sur les rives de mer de La Pérouse. Il est vrai qu'on n'est
pas loin de l'épopée légendaire du film « la fureur de vivre »
de James Dean.
Quant à la seconde
photo, et que je ne peux publier car privée, elle remonte aux premières années
soixante-dix. Elle a été offerte, semble t'il, par Louis Gardel lui-même
à un vieil ami de Surcouf décédé il y'a près de cinq ans. Elle
représente l'auteur de la baie d'Alger*, dans les rues de Paris,
en compagnie d'une martiniquaise, son épouse, me disait-on, et d'un enfant âgé
à peine de huit ans environ.
Outre leur bel
appartement d'Alger qui donne sur le boulevard du Front de mer,
les Gardel possédaient une villa* « pieds dans
l'eau » dans ce petit bourg de Surcouf. Le vieux Gardel,
médecin spécialiste O.R.L, officier de haut rang dans la marine française, et
dernier maire de Aïn-Taya, eut trois enfants prénommés : Louis,
François et Dominique, nés* respectivement en 1942/43/44. La famille
Gardel possédait un chien nommé Stop et une chienne dénommée Miss.
Ils eurent pour voisins les Belinger, le docteur Foissac, les
Borgeaud et les Menzer Jacques
Rappelons que le
gardiennage de l'ex villa de ce dernier fut assuré par Bournab Hamoud
décédé en 1964.
Abordons de près
cette famille dont Louis Gardel faisait quelque peu allusion dans son livre
« La baie d'Alger ».
M ... dit
B ... s'adonna en ce mois de juin de l'année 1964 à l'élagage d'un
arbre, à l'intérieur de l'ex propriété des Ricci. Il s'efforça
d'arracher les branches, au moyen d'une corde fortement nouée, autour de
celles-ci. Suite aux efforts répétés de ce dernier, une branche céda violemment
et emporta dans la volée M… qui, gagné par l'élan impétueux de son
geste, tomba à la renverse, raide mort. Il sera victime d'un traumatisme
crânien. Aussitôt informés, les médecins militaires français, dont le
cantonnement se trouvait derrière l'ex parc des Ricci, ne purent que constater
le décès, compte tenu de la gravité de l'acte.
C'est lui, le vieux
pêcheur qui conseilla à Louis Gardel de ne pas y aller au bal donné sur
la placette de Aïn-Taya. M ... dit B… eut deux enfants prénommés A
… et O…. L’aîné A… né en 1936 regagna le maquis en 59 ou 60, après
avoir servi comme officier dans les rangs de l'armée française. Il émigra en France
en 64, où il eut à gérer un débit de boissons dans la région parisienne. Quant
au cadet, né en 1942 et prénommé O… plus connu sous l'appellation familière
de O ...Kh ... . il rejoint lui aussi le maquis, dans la même année, à
quelques mois d’intervalle, que le précédent. … Serein et plein de vie, O
... Kh… demeure toujours en vie.
Notons que le gardien
de l'ex villa des Gardel s'appelle O… B ... plus connu
sous le sobriquet de O… K ... Il sera affecté, peu-après
l'indépendance, au service communal de la voirie de Surcouf. Il décéda
en 2010 à l'âge de 83 ans et est inhumé au cimetière des …
Les Gardel
eurent également une femme de ménage, bonne à tout faire, nommée Z… qui
décéda en 1964 à l'âge de 64 ans.
LUMIÈRE SUR LE
TÉLÉ-FILM « LA BAIE D'ALGER » : Des
acteurs inexpérimentés, venus pour la première fois, face à un scénario de
bonne qualité. Des pannes … des moments d'inertie, des replis désordonnés … Une
production du genre coq-à-l'âne qui aurait pu égaler par le thème excellent du
scénario le film américain « Un été 42 », si elle était
confiée à un réalisateur de talent. Des non-dits, des zones d'ombre subsistent
dans ce télé-film qui n'a pas encore livré tous ses secrets. Il est vrai
cependant, que les plaies n'étant pas cicatrisées et qu'il est plus sage de ne
laisser apparaître aucun détail troublant pouvant prêter à confusion ou de
donner à certains l'occasion de pointer du doigt certaines familles dont les
descendants sont encore en vie.
VILLA : Ce beau
cabanon en bois peint en vert, propriété des Gardel qui faisait face à
l'ex pavillon de
charme de cette même famille, a totalement disparu laissant place à un amas de dune.
*NÉS : ces
trois dates de naissance ne sont pas forcément exactes.charme de cette même famille, a totalement disparu laissant place à un amas de dune.
5.
LES FEUX DE LA PASSION
A quelques encablures
des rivages de bord de mer de ce charmant village de Surcouf. À
l'intérieur de ce bel et immense parc boisé repose, au milieu de l'ex propriété
des Ricci* et des Benejean, un petit pavillon de
charme. Un bel environnement privilégié, cadre et village, où l'odeur ivre des
essences séculaires continuent de troubler le calme d'une nature religieuse.
Jadis, authentique écrin de verdure où subsiste, à ce jour, la douceur de vivre
d'antan. C'est ici, dans ce merveilleux jardin*-labo ... à la
suédoise que le professeur Sergent, éminent chercheur naturaliste et
membre influent à l'Institut Pasteur s'adonnait souvent, tôt le matin et
tard le soir, à des travaux de recherche et d'expérimentation sur la vie des
plantes, des insectes et de la flore …Sentant venir l'indépendance du pays, Mr
Sergent passera plus d'une semaine à brûler tous ses livres (manuscrits,
ouvrages, documentations, brochures …). Un énorme gâchis, un patrimoine inestimable
partis en fumée, qu'il aurait pu léguer, me dit-on à l'Eglise, à l'Institut
Pasteur, à l'Institut culturel français ou à la Bibliothèque
nationale.
Cet homme de sciences
qui résidait* de l'autre côté de la chaussée (voir photo la place
du village – Arrêt sur image) déplorait amèrement que les enfants de Aïn-Taya
n'aient pas eu le privilège d'y aller à l'école.
RICCI : L'auteur eut à évoquer dans ses précédents
recueils le lien de sang étroit qui unit les Ricci, une
vieille famille
française aux origines italiennes et grosse fabricant de pâtes alimentaires et
de couscousserie à
Blida et à Maison-Carrée, à cette grande dame qu'est Nina
Ricci, reine de la haute couture parisienne et
de la parfumerie mondiale.
JARDIN-LABO: Véritable champ d'expérience et bel endroit,
aujourd'hui désaffecté, qui sera attribué à
deux médecins, l'un spécialiste en
dermatologie et l'autre en chirurgie maxillo-faciale.
DIT-ON : Nul au monde ne peut connaître la passion douloureuse
qui animait ces gens-là, en ce temps là. Il
faut vivre et revivre cette époque
pour y pouvoir apporter un jugement. « Il n'y a point d'os dans la
langue » disait un vieux proverbe arabe. Un os qui viendra mettre fin
à toute les insanités et empêcher
chacun de parler en toute impunité.
RESIDAIT : Une très belle propriété de maître qui sera
cédée au tout début des années 60, à un ex ...
6.
R …. LE SANS FAMILLE
Un "sans
famille" comme disait Hector
Malot, venu très tôt à Alger, à 8 ans disait-on, et qui se vit
confronté, dès son jeune âge, aux premiers rudiments de la langue verte du
marché Les Halles. R…. venait de trouver ce jour-là, et à son grand
bonheur, son petit monde colonial, qu’il tissera tout comme les mailles d’un filet
de pêche. Un lien qui l’aidera plus tard à devenir un homme. La seule présence
de cette grande et petite famille l’excitait, le ranimait, lui mettait de la
joie au cœur.
Un merveilleux Père
Noël, généreux, plein de vie et de bonté, au cœur pur et blanc, aussi blanc que
l’est la barbe du Père Noël. Un ange vagabond qui aimait les rires et les
cris des petits-enfants qu’il faisait accourir de partout, pour leur offrir des
bonbons, dont il en avait plein les poches. R…. C’est aussi cette
vieille gondole chargée de vieux souvenirs mémorables qu’il ne laissera pas
tomber, et qu’il hissera sur ses épaules tout au long de sa vie. Il n’y croyait
ni à la libération, ni aux hommes d’après. D’ailleurs, il n’y avait guère prêté
attention aux premiers feux de la Toussaint. R…. y avait connu
ses heures de félicité. Un bonheur qu’il croyait éternel et qui allait lui être
arraché des mains, un jour. L’important pour lui, c’est d’être heureux auprès
des siens, de ceux qui sauront le comprendre et afficher les mêmes convictions
que lui. Et ça, c’était son bonheur à lui. Un bonheur qu’il croyait
indestructible.
R…. avait
gagné la sympathie des uns et des autres. Ceux de sa génération et ceux
d’après. Il en est sorti victorieux.
Vieille mémoire des
années 60.
R…. LE VICTORIEUX -I-
Le béret basque joliment ajusté sur le front,
comme pour y répondre présent à l’appel de la première heure. Le costume
croisé, pimpant neuf, quelquefois noir, quelquefois bleu, mais toujours prêt à
épouser les aspérités du corps de ce grand gaillard. R* …arborait
et fièrement et à chaque fois, le look des anciens combattants de la Seconde
Guerre mondiale. Ce jour-là, il exhaltait, et à sa manière, la pure tendresse
des vieux jours, comme pour marquer, et pour la énième fois, l’éternelle reconnaissance
au bon vieux temps.
Tiens,
c’est le dernier vestige de la France qui passe, disait-on tout bas,
comme pour le pointer du doigt. R … savait qu’il était taxé de vieux
renégat, de vieux résidu de la France et il en était fier. Il souriait
même sous-cape. Une meilleure façon pour lui de narguer ces esprits cornus et
tordus, à qui il fera encore grincer des dents. D’ailleurs, il connaît le
mouvement caméléon de certains de ses concitoyens, ces purs mesquins, oubliés
par les hommes sains et reniés par les esprits saints.
RACONTE-MOI TONTON R…. -II-
Le visage toujours bien rasé, souvent marqué
par des traces de rougeurs, laissées par un rasoir fortement aiguisé. Le
physique bellement façonné par la rigueur du temps et ravi d’y retrouver le
charme et la sérénité des vieux jours. La moustache épaisse rognée à ses deux
bouts, évoque Pétain au sommet de sa gloire. Chut ! C’est R…
qui arrive et qui promène son style légendaire de barbeau. Cette fois, des voix
s’élèvent et s’apaisent et tentent de ramener l'ambiance.
« Tiens, voici R …
qui arrive … » lançait-on du fond de la salle
comme pour l’inviter à les rejoindre et à fêter l’évènement du soir.
C’est ici, à
l’intérieur de ce bar nommé l’Atlas*, humble bistro des
vieilles solitudes, vieux refuge des âmes égarées, sombre épave des nobles
contestataires de la Toussaint, que l’on retrouve R… . C’est ici, qu’il
a élu domicile, et c’est ici qu’il ira retrouver les siens, ses vieux
compagnons de toujours et des vieux jours. Une grande petite maison, où la
chaleur du cœur n’existe nulle part ailleurs, où la générosité de l’âme y est
grande et où l’humour y est bon enfant. C’est ici, que les langues se délient,
que les rires fusent au loin, que les voix s’amplifient, que les
congratulations se multiplient. Et c’est ici, que les poignées de main se
nouent et se serrent à chaque fois plus forts, et à la manière d’un bras de
fer. Et c’est ici que R … ira se frotter aux siens, ravis de l’entendre
évoquer ses exploits de naguère, et toujours prêts à lui tendre l’oreille et à
lui serrer la main. Et c’est ici, qu’il préfère perpétuer son amour pour la France
et tonner ardemment et allégrement son baroud d’honneur. Lui, un ancien
cheminot des chemins de fer algériens et des Tabacs et Allumettes en sait
beaucoup de choses, trop même…
Il en connaît des
choses, tonton R … Il en connaît
…
L’OMBRE BIGEARDIENNE –III-
R …
empruntait souvent les marches de l’escalier qui mènent au bar l’Atlas.
Il s’arrête à hauteur de la porte d’entrée et jette un coup d’œil à gauche,
puis à droite. Une nouvelle fois, les regards changent de cible et convergent
vers l’entrée. C’est décidé, il s’engage d’un pas ferme et souverain vers le
fond de la salle. Une voix forte crépite au loin …
« Un verre de
rouge, et que ça bouge » lança t’il au barman, à peine assis, comme
pour éveiller chez certains, la présence furtive des carnassiers, l’effroi
funèbre des vieux loups, l’âme lugubre des carnivores, comme pour faire
entendre la passion féroce des grands moments, la résonance sinistre des vieux
et des beaux jours …
Il tapait souvent du
pied sur le sol, battait des mains, claquait dans les doigts comme pour vouloir
susciter l’écho funeste de l’instant, comme pour ressusciter l’effroi téméraire
de l’ombre bigeard(o) toujours présente en lui et dans les esprits. Une vieille
habitude et de vieux réflexes auxquels il n’y pouvait rien hérités du temps où R…
côtoyait les vieux loups des bois. « C’est dans le sang » dira
t-il à ses amis.
Cette fois, il resta un
long moment à regarder ce verre qui semble le taquiner, lui tenir tête, et
qu’il prend plaisir à vider à chaque fois d’un trait comme pour lui dire,
« petit, des comme toi, j’en ai ingurgités, ou raconte-moi ton
histoire, à toi … ».
Son histoire à lui, est
celle du temps où R… avait pour amis, B..., L..., P..., ces
lieutenants parachutistes avec lesquels il prenait souvent quelques verres
d’alcool dans ces merveilleux bars d’Alger. Des noms, comme tant
d'autres, qu'il n'est pas prêt d'oublier et qu'il évoquera avec humour et
regrets. De vieux compagnons et des moments de grande évasion, qu'ils sauront
partager et apprécier ensemble, dira t'il. Et c'est dans les brasseries huppées
de la rue Weiss et du
boulevard Colonna d'Ornano, les quartiers les plus réputés à l'époque,
que ces derniers préfèrent se retrouver et créer l'ambiance du soir, autour
d'un repas bien arrosé. Lui, un familier du coin, n'est nullement impressionné
par ce beau monde et ce vieil Alger qu'il a connus au tout début du
siècle passé. C'est ici, qu'il y fera timidement ses premiers pas. D'abord. Il
commencera par aider des messieurs-dames à leur porter le couffin, ensuite à
acheminer des cageots de vin sur un diable vers les fameuses voûtes du Front
de Mer et à embarquer des
cargaisons de vin vers l'Europe et l'Afrique Occidentale. Il
n'avait pas encore quinze ans, s'empressa t'il de rajouter tout fier, et de
citer les grandes marques de la notoriété des vins : les Cinzano, les Perez,
les B.G.A, les Montserrat, les Lung Frédéric… Des
noms qui ont perdu leur prestige avec la fin de l'Algérie française. Une
clique qui disparaît et avec elle un pan de l'histoire coloniale, confie t'il à
ses nouveaux amis de tablée. Un jour où tout s'est écroulé. Un jour où le glas
a sonné pour R… .
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