dimanche 22 novembre 2015

NOUS, LES ENFANTS DU PRINCE DE POLIGNAC ....2

LE TUMULTE DE L'HISTOIRE – IX-

Chaque histoire transporte avec elle son lot de parjure, de malentendu, d'ingratitude. Chaque guerre traîne avec elle son pesant de malheur, de désolation, de désastre, de ruine. Un demi-siècle, c'est peu dans la vie d'un homme … très peu d'années. C'est même éphémère, confronté à une vie de bonheur. C'est même beaucoup, beaucoup trop, face à la souffrance d'un homme. On aura évoqué toutes les facettes possibles de la colonisation. On continue toujours de fouiner dans son passé, de fouiller dans sa mémoire toujours dans l'espoir de découvrir quelque chose d'enfouie, de cachée, de surprenant … Quelque chose qui nous permet de nous libérer de cette dure étreinte et de bouleverser ainsi la face cachée de cette histoire tumultueuse.
Le constat est amer. Une moisson de blé, une corbeille de fruits, une gerbe de fleurs … Et c'est le cercueil d’Amédée Froger qui emprunte le boulevard du Front de mer et qui tente de se frayer un passage devant une foule en délire.

Un demi-siècle est passé depuis 1962, peut-être dans la tourmente, la passion, la haine. On aura perdu toutefois l'essentiel …

LA MÉMOIRE INDESCRIPTIBLE – X-

Il y avait ce jour là quelque chose d'indescriptible vue 50 ans après. Quelque chose de surnaturelle qui relève de l'irréel et qui a échappé à la raison, en ce mois de juillet 1962. En fait, ce jour là, est synonyme de suicide collectif. On y parlera d’une apocalypse morale. 20 ans ou 30 ans après, et le cours de l'histoire aura changé. Rien n'est aussi beau que celui qui aura fait l'histoire. La colonisation, une affaire confessionnelle avez-vous dit ?
La fin du siècle passé aura marqué sans doute la fin des passions et des déchirements. Le commencement de ce vingt-et-unième siècle est le repos du seigneur. C'est le retour aux vieilles sources purificateurs de l'âme. C'est aussi la fin d'un malaise qui ne trouvera son épilogue que dans l'écriture, le verbiage, la mort, l'amour, le bonheur.
L'an 2000 aura été tout de même celui des retrouvailles.

 3.      LES RAISINS DE LA COLÈRE

Chacun de nous sait qu'une grappe de raisin revêt en arabe dialectal le qualificatif de « aângoud aânab ». Quant aux grappillons, c'est-à-dire, tout ce qui reste dans la vigne après la récolte d'une bonne vendange, ils porteront toujours en arabe, l'appellation obscure de cherch(ou)bas.
Oui, mais comment et pourquoi on est arrivés à ce terme ? Un véritable charabia* disait-on en espagnol.
La grappe de raisin, qui est loin d'être encore un grappillon*, et délibérément abandonnée ici pendant les vendanges, dans l'espoir d'être recueillie par l'arabe, dans la douce clarté de clair de lune. Le gérant ou le propriétaire de cette exploitation vinicole, qui en connaît la chanson, sans doute informé par le garde-champêtre, revint sur les lieux de la récolte et enjoint cette fois à l'arabe de bien chercher les jolies grappes de raisin qui demeurent toujours dissimulées derrière les ceps feuillus. Ce dernier, qui feint de ne pas voir les tendres grappes de raisin cachées parmi les pampres de la vigne lui dit :
-         « Mais, il n'y a rien ici, monsieur ».
-         « Cherche (en) bas » lança, fou de rage, le gérant à l'adresse de ce dernier.
-         « Ah ! Ça y est cette fois je la vois la cherche(ou)bas », s'écria l'arabe tout en feignant la stupeur.
-         « Eh bien ! Tant mieux, il a fallu du temps », conclua le propriétaire hors de lui, mais ravi d'avoir touché au but.
« Un  véritable charabia », dira ce dernier fou furieux, à sa femme, une fois rentré chez lui.
« Radin », disaient à leur tour les arabes à propos du gérant de ce domaine vinicole qui ne laissera rien passer, ni même tomber, fût-il le maigre repas de nos petits oisillons.
C'est ainsi que l'expression cherche(en)bas, un adjectif aux caractères impératifs, qui s'affirme comme absolu, tant décrié par les arabes, sera débarrassé à la suite d'une mauvaise prononciation de la préposition (en) qui marque le lieu, l'état et la manière. Elle endossera à son insu la lettre (ou) qui ne remplit ni le rôle d'une alternative ou d'une équivalence, encore moins celui d'une bonne syntaxe grammaticale, et qui ira se métamorphoser la nuit tombée, en une jolie grappe de raisin pour le plaisir d'enrichir le gueuleton de ces gens-là.
De cherche(en)bas, à cherche(ou)bas à cherche bien, à ce charabia, il n'y a qu'à lever ce petit pan de vigne pour découvrir toute la face cachée d'un champ de vignoble et toute la splendeur d'une belle grappe de raisin camouflée derrière la tige ligneuse de la vigne.
Les terres de Titteri, de Médéa, de Tlemcen, de Mascara, de Aïn-Bessem, des monts de Zaccar non loin de Miliana, de Aïn-el-Malh, ex Rio-de-Salado plus près de Aïn-Témouchent … furent longtemps réputées pour leur production abondante de raisins rouges et leurs vins ordinaires de haute qualité et de très bonne renommée. Une terre vinicole caractérisée par la température d'un climat chaud qui dispose en outre d'un sol méditerranéen de couleur rouge favorable à la culture de la vigne et mieux adapté à la main de l'homme. Citons le cabernet savignon, le sarah et le pinot noir pour les vins rouges.
·        Le raisin de Corinthe ou raisins secs. Un nom emprunté à cette vieille Cité grecque, l'une des plus riches de l'ancienne Grèce. Cette fois, on en vient aux grappillons. Le raisin de Corinthe est plus connu sous l'appellation familièrement arabe de Z'bib. Ce dernier à très bon goût et est fort apprécié, éparpillé dans les plats de couscous et inondé de lait-caillé ou de petit-lait. Une variété de fruits qui provient des îles Ioniennes et dont la production riche et florissante inonde les Etats méridionaux de la péninsule balkanique et une légère partie de l'Asie Occidentale. On citera la Grèce, la Turquie et la Syrie, plus précisément à Palmyre, une ville qui est à l'heure actuelle le théâtre de violents combats entre l'armée régulière de Béchar-el-Assad et les opposants au régime.
·        Pruneau d'Agen, du nom de cette ville de Bordeaux située au sud-ouest de Paris. Un plat composé essentiellement de prunes, de chasselas, de viandes et de sucre et qui, mijoté à la faveur d'un feu doux, nous donne une saveur fortement sucrée une fois mis le couvert.

CHARABIA : Mélange de propos confus et désordonnés que les espagnols attribuent à la langue arabe.
GRAPPILLON : Ce n'est qu'à la fin des vendanges et au-delà d'un mois, que la grappe de raisin prendra la
forme d'un grappillon qui sera cédé cette fois aux grappilleurs et aux oisillons.

4.       LA FURIE DE GARDEL



Une vieille photo remise par un enfant de Surcouf qui date, croit-on savoir, de l'année 60 ou
61, et qui fut retrouvée quelque part dans l'ex villa de bord de mer des Gardel.
Elle représente François, l'un des fils de Jacques Gardel, ex et dernier maire de Aïn-Taya, qui devait y avoir seize ou dix-sept ans, en cette année. Le voici, posant en grand conquérant, sur les rives de mer de La Pérouse. Il est vrai qu'on n'est pas loin de l'épopée légendaire du film « la fureur de vivre » de James Dean.
Quant à la seconde photo, et que je ne peux publier car privée, elle remonte aux premières années soixante-dix. Elle a été offerte, semble t'il, par Louis Gardel lui-même à un vieil ami de Surcouf décédé il y'a près de cinq ans. Elle représente l'auteur de la baie d'Alger*, dans les rues de Paris, en compagnie d'une martiniquaise, son épouse, me disait-on, et d'un enfant âgé à peine de huit ans environ.
Outre leur bel appartement d'Alger qui donne sur le boulevard du Front de mer, les Gardel possédaient une villa* « pieds dans l'eau » dans ce petit bourg de Surcouf. Le vieux Gardel, médecin spécialiste O.R.L, officier de haut rang dans la marine française, et dernier maire de Aïn-Taya, eut trois enfants prénommés : Louis, François et Dominique, nés* respectivement en 1942/43/44. La famille Gardel possédait un chien nommé Stop et une chienne dénommée Miss. Ils eurent pour voisins les Belinger, le docteur Foissac, les Borgeaud et les Menzer Jacques
Rappelons que le gardiennage de l'ex villa de ce dernier fut assuré par Bournab Hamoud décédé en 1964.
Abordons de près cette famille dont Louis Gardel faisait quelque peu allusion dans son livre « La baie d'Alger ».
M ... dit B ... s'adonna en ce mois de juin de l'année 1964 à l'élagage d'un arbre, à l'intérieur de l'ex propriété des Ricci. Il s'efforça d'arracher les branches, au moyen d'une corde fortement nouée, autour de celles-ci. Suite aux efforts répétés de ce dernier, une branche céda violemment et emporta dans la volée M… qui, gagné par l'élan impétueux de son geste, tomba à la renverse, raide mort. Il sera victime d'un traumatisme crânien. Aussitôt informés, les médecins militaires français, dont le cantonnement se trouvait derrière l'ex parc des Ricci, ne purent que constater le décès, compte tenu de la gravité de l'acte.
C'est lui, le vieux pêcheur qui conseilla à Louis Gardel de ne pas y aller au bal donné sur la placette de Aïn-Taya. M ... dit B… eut deux enfants prénommés A … et O…. L’aîné A… né en 1936 regagna le maquis en 59 ou 60, après avoir servi comme officier dans les rangs de l'armée française. Il émigra en France en 64, où il eut à gérer un débit de boissons dans la région parisienne. Quant au cadet, né en 1942 et prénommé O… plus connu sous l'appellation familière de O ...Kh ... . il rejoint lui aussi le maquis, dans la même année, à quelques mois d’intervalle, que le précédent. … Serein et plein de vie, O ... Kh… demeure toujours en vie.
Notons que le gardien de l'ex villa des Gardel s'appelle OB ... plus connu sous le sobriquet de OK ... Il sera affecté, peu-après l'indépendance, au service communal de la voirie de Surcouf. Il décéda en 2010 à l'âge de 83 ans et est inhumé au cimetière des …
Les Gardel eurent également une femme de ménage, bonne à tout faire, nommée Z… qui décéda en 1964 à l'âge de 64 ans.

LUMIÈRE SUR LE TÉLÉ-FILM « LA BAIE D'ALGER » : Des acteurs inexpérimentés, venus pour la première fois, face à un scénario de bonne qualité. Des pannes … des moments d'inertie, des replis désordonnés … Une production du genre coq-à-l'âne qui aurait pu égaler par le thème excellent du scénario le film américain « Un été 42 », si elle était confiée à un réalisateur de talent. Des non-dits, des zones d'ombre subsistent dans ce télé-film qui n'a pas encore livré tous ses secrets. Il est vrai cependant, que les plaies n'étant pas cicatrisées et qu'il est plus sage de ne laisser apparaître aucun détail troublant pouvant prêter à confusion ou de donner à certains l'occasion de pointer du doigt certaines familles dont les descendants sont encore en vie.

VILLA : Ce beau cabanon en bois peint en vert, propriété des Gardel qui faisait face à l'ex pavillon de
charme de cette même famille, a totalement disparu laissant place à un amas de dune.
*NÉS : ces trois dates de naissance ne sont pas forcément exactes.

5.     LES FEUX DE LA PASSION

A quelques encablures des rivages de bord de mer de ce charmant village de Surcouf. À l'intérieur de ce bel et immense parc boisé repose, au milieu de l'ex propriété des Ricci* et des Benejean, un petit pavillon de charme. Un bel environnement privilégié, cadre et village, où l'odeur ivre des essences séculaires continuent de troubler le calme d'une nature religieuse. Jadis, authentique écrin de verdure où subsiste, à ce jour, la douceur de vivre d'antan. C'est ici, dans ce merveilleux jardin*-labo ... à la suédoise que le professeur Sergent, éminent chercheur naturaliste et membre influent à l'Institut Pasteur s'adonnait souvent, tôt le matin et tard le soir, à des travaux de recherche et d'expérimentation sur la vie des plantes, des insectes et de la flore …Sentant venir l'indépendance du pays, Mr Sergent passera plus d'une semaine à brûler tous ses livres (manuscrits, ouvrages, documentations, brochures …). Un énorme gâchis, un patrimoine inestimable partis en fumée, qu'il aurait pu léguer, me dit-on à l'Eglise, à l'Institut Pasteur, à l'Institut culturel français ou à la Bibliothèque nationale.
Cet homme de sciences qui résidait* de l'autre côté de la chaussée (voir photo la place du village – Arrêt sur image) déplorait amèrement que les enfants de Aïn-Taya n'aient pas eu le privilège d'y aller à l'école.

RICCI : L'auteur eut à évoquer dans ses précédents recueils le lien de sang étroit qui unit les Ricci, une
vieille famille française aux origines italiennes et grosse fabricant de pâtes alimentaires et de couscousserie à
Blida et à  Maison-Carrée, à cette grande dame qu'est Nina Ricci, reine de la haute couture parisienne et
de la parfumerie mondiale.
JARDIN-LABO: Véritable champ d'expérience et bel endroit, aujourd'hui désaffecté, qui sera attribué à
deux médecins, l'un spécialiste en dermatologie et l'autre en chirurgie maxillo-faciale.
DIT-ON : Nul au monde ne peut connaître la passion douloureuse qui animait ces gens-là, en ce temps là. Il
faut vivre et revivre cette époque pour y pouvoir apporter un jugement. « Il n'y a point d'os dans la
langue » disait un vieux proverbe arabe. Un os qui viendra mettre fin à toute les insanités et empêcher
chacun de parler en toute impunité.
RESIDAIT : Une très belle propriété de maître qui sera cédée au tout début des années 60, à un ex ...

6.     R …. LE SANS FAMILLE

Un "sans famille"  comme disait Hector Malot, venu très tôt à Alger, à 8 ans disait-on, et qui se vit confronté, dès son jeune âge, aux premiers rudiments de la langue verte du marché Les Halles. R…. venait de trouver ce jour-là, et à son grand bonheur, son petit monde colonial, qu’il tissera tout comme les mailles d’un filet de pêche. Un lien qui l’aidera plus tard à devenir un homme. La seule présence de cette grande et petite famille l’excitait, le ranimait, lui mettait de la joie au cœur.
Un merveilleux Père Noël, généreux, plein de vie et de bonté, au cœur pur et blanc, aussi blanc que l’est la barbe du Père Noël. Un ange vagabond qui aimait les rires et les cris des petits-enfants qu’il faisait accourir de partout, pour leur offrir des bonbons, dont il en avait plein les poches. R…. C’est aussi cette vieille gondole chargée de vieux souvenirs mémorables qu’il ne laissera pas tomber, et qu’il hissera sur ses épaules tout au long de sa vie. Il n’y croyait ni à la libération, ni aux hommes d’après. D’ailleurs, il n’y avait guère prêté attention aux premiers feux de la Toussaint. R…. y avait connu ses heures de félicité. Un bonheur qu’il croyait éternel et qui allait lui être arraché des mains, un jour. L’important pour lui, c’est d’être heureux auprès des siens, de ceux qui sauront le comprendre et afficher les mêmes convictions que lui. Et ça, c’était son bonheur à lui. Un bonheur qu’il croyait indestructible.
R…. avait gagné la sympathie des uns et des autres. Ceux de sa génération et ceux d’après. Il en est sorti victorieux.
Vieille mémoire des années 60.

R…. LE VICTORIEUX -I-

 Le béret basque joliment ajusté sur le front, comme pour y répondre présent à l’appel de la première heure. Le costume croisé, pimpant neuf, quelquefois noir, quelquefois bleu, mais toujours prêt à épouser les aspérités du corps de ce grand gaillard. R*arborait et fièrement et à chaque fois, le look des anciens combattants de la Seconde Guerre mondiale. Ce jour-là, il exhaltait, et à sa manière, la pure tendresse des vieux jours, comme pour marquer, et pour la énième fois, l’éternelle reconnaissance au bon vieux temps.
Tiens, c’est le dernier vestige de la France qui passe, disait-on tout bas, comme pour le pointer du doigt. R … savait qu’il était taxé de vieux renégat, de vieux résidu de la France et il en était fier. Il souriait même sous-cape. Une meilleure façon pour lui de narguer ces esprits cornus et tordus, à qui il fera encore grincer des dents. D’ailleurs, il connaît le mouvement caméléon de certains de ses concitoyens, ces purs mesquins, oubliés par les hommes sains et reniés par les esprits saints.

RACONTE-MOI TONTON R…. -II-

 Le visage toujours bien rasé, souvent marqué par des traces de rougeurs, laissées par un rasoir fortement aiguisé. Le physique bellement façonné par la rigueur du temps et ravi d’y retrouver le charme et la sérénité des vieux jours. La moustache épaisse rognée à ses deux bouts, évoque Pétain au sommet de sa gloire. Chut ! C’est R… qui arrive et qui promène son style légendaire de barbeau. Cette fois, des voix s’élèvent et s’apaisent et tentent de ramener l'ambiance.
« Tiens, voici R … qui arrive … » lançait-on du fond de la salle comme pour l’inviter à les rejoindre et à fêter l’évènement du soir.
C’est ici, à l’intérieur de ce bar nommé l’Atlas*, humble bistro des vieilles solitudes, vieux refuge des âmes égarées, sombre épave des nobles contestataires de la Toussaint, que l’on retrouve R… . C’est ici, qu’il a élu domicile, et c’est ici qu’il ira retrouver les siens, ses vieux compagnons de toujours et des vieux jours. Une grande petite maison, où la chaleur du cœur n’existe nulle part ailleurs, où la générosité de l’âme y est grande et où l’humour y est bon enfant. C’est ici, que les langues se délient, que les rires fusent au loin, que les voix s’amplifient, que les congratulations se multiplient. Et c’est ici, que les poignées de main se nouent et se serrent à chaque fois plus forts, et à la manière d’un bras de fer. Et c’est ici que R … ira se frotter aux siens, ravis de l’entendre évoquer ses exploits de naguère, et toujours prêts à lui tendre l’oreille et à lui serrer la main. Et c’est ici, qu’il préfère perpétuer son amour pour la France et tonner ardemment et allégrement son baroud d’honneur. Lui, un ancien cheminot des chemins de fer algériens et des Tabacs et Allumettes en sait beaucoup de choses, trop même…
Il en connaît des choses, tonton R …  Il en connaît …

L’OMBRE BIGEARDIENNE –III-

R … empruntait souvent les marches de l’escalier qui mènent au bar l’Atlas. Il s’arrête à hauteur de la porte d’entrée et jette un coup d’œil à gauche, puis à droite. Une nouvelle fois, les regards changent de cible et convergent vers l’entrée. C’est décidé, il s’engage d’un pas ferme et souverain vers le fond de la salle. Une voix forte crépite au loin …
« Un verre de rouge, et que ça bouge » lança t’il au barman, à peine assis, comme pour éveiller chez certains, la présence furtive des carnassiers, l’effroi funèbre des vieux loups, l’âme lugubre des carnivores, comme pour faire entendre la passion féroce des grands moments, la résonance sinistre des vieux et des beaux jours …
Il tapait souvent du pied sur le sol, battait des mains, claquait dans les doigts comme pour vouloir susciter l’écho funeste de l’instant, comme pour ressusciter l’effroi téméraire de l’ombre bigeard(o) toujours présente en lui et dans les esprits. Une vieille habitude et de vieux réflexes auxquels il n’y pouvait rien hérités du temps où R… côtoyait les vieux loups des bois. « C’est dans le sang » dira t-il à ses amis.
Cette fois, il resta un long moment à regarder ce verre qui semble le taquiner, lui tenir tête, et qu’il prend plaisir à vider à chaque fois d’un trait comme pour lui dire, « petit, des comme toi, j’en ai ingurgités, ou raconte-moi ton histoire, à toi … ».
Son histoire à lui, est celle du temps où R… avait pour amis,  B..., L..., P..., ces lieutenants parachutistes avec lesquels il prenait souvent quelques verres d’alcool dans ces merveilleux bars d’Alger. Des noms, comme tant d'autres, qu'il n'est pas prêt d'oublier et qu'il évoquera avec humour et regrets. De vieux compagnons et des moments de grande évasion, qu'ils sauront partager et apprécier ensemble, dira t'il. Et c'est dans les brasseries huppées de la rue Weiss  et du boulevard Colonna d'Ornano, les quartiers les plus réputés à l'époque, que ces derniers préfèrent se retrouver et créer l'ambiance du soir, autour d'un repas bien arrosé. Lui, un familier du coin, n'est nullement impressionné par ce beau monde et ce vieil Alger qu'il a connus au tout début du siècle passé. C'est ici, qu'il y fera timidement ses premiers pas. D'abord. Il commencera par aider des messieurs-dames à leur porter le couffin, ensuite à acheminer des cageots de vin sur un diable vers les fameuses voûtes du Front de Mer  et à embarquer des cargaisons de vin vers l'Europe et l'Afrique Occidentale. Il n'avait pas encore quinze ans, s'empressa t'il de rajouter tout fier, et de citer les grandes marques de la notoriété des vins : les Cinzano, les Perez, les B.G.A, les Montserrat, les Lung Frédéric… Des noms qui ont perdu leur prestige avec la fin de l'Algérie française. Une clique qui disparaît et avec elle un pan de l'histoire coloniale, confie t'il à ses nouveaux amis de tablée. Un jour où tout s'est écroulé. Un jour où le glas a sonné pour R… .

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